Le Togo s’est lancé dans un ambitieux projet d’identification biométrique de sa population. Ce projet dénommé e-ID Togo, piloté par l’Agence Nationale d’Identification (ANID), vise à doter d’un Numéro d’Identification Unique (NIU) chaque citoyen togolais ainsi que les résidents étrangers. Cette opération d’envergure permettra ensuite la constitution d’une base de données centrale sécurisée, qui servira de référence à l’identification des individus pour l’accès et l’amélioration des services publics et privés. L’impact devrait être ressenti notamment dans l’amélioration de l’accès aux services sociaux de base. Entre promesses, inquiétudes et espoirs, le projet e-ID Togo annonce une nouvelle phase dans la transformation digitale du Togo et dans les interactions entre citoyens et l’Etat. Grand angle sur le projet et ses implications, avec Clément Gado, journaliste boursier de la Media Foundation for West Africa
Une personne, une identité
Le Togo, comme d’autres pays en développement, est confronté à des défis considérables en matière d’identification de sa population et de délivrance de documents officiels. Selon le Docteur Richard Djagri Tindjo, Enseignant-chercheur à l’Université de Lomé en développement et changement social, « moins de 15% de Togolais détiennent une carte nationale d’identité. Plus de la moitié de la population, en particulier dans les zones rurales, ne possède donc pas de pièces d’identité. De plus, le fichier d’identité n’est pas lié à l’état civil pour en extraire les décès, et il n’y a pas de possibilité de géolocaliser les populations. » C’est donc dire combien il était nécessaire de doter chaque personne vivant sur le sol togolais d’une preuve d’identification irréfutable.
De même, à en croire l’exposé des motifs du projet e-ID Togo sur l’identification biométrique des personnes physiques au Togo adopté par le gouvernement en mars 2020, « l’analyse des mécanismes d’identification a permis de constater une diversité, voire une incohérence, entre les multiples moyens de preuve utilisés pour établir l’identité des personnes physiques. » Face à ce constat, la mise en place de l’identification biométrique se présente comme une opportunité pour sécuriser l’identité des individus et rationaliser l’action administrative. Et sur ce point, Olivier Kouete, ingénieur en télécommunication allemand d’origine camerounaise et architecte logiciel, confie : « il est important d’établir à un moment donné un fichier national qui permet d’identifier de manière sûre et fiable un individu et le moyen le plus sûr en général est la biométrie qu’il est presque impossible de falsifier. »
Ainsi donc, dans le cadre de la réforme de l’administration publique inscrite dans le Plan National de Développement (PND) et en accord avec la feuille de route gouvernementale 2020-2025, le gouvernement togolais a entrepris la modernisation de son système d’identification de la population. À la suite d’un appel d’offres international, le 1ᵉʳ juin 2023, la réalisation de ce projet ambitieux a été confiée au consortium Atos-IDEMIA. La tâche principale de ce consortium sera de mettre en œuvre l’aspect technique de ce projet innovant au Togo, en particulier la mise en place du système d’information. Cette mise en oeuvre se fera à travers l’utilisation de la plateforme MOSIP (Modular Open source Identity Platform) qui a fait ses preuves dans des pays comme l’Inde.
Une Transformation profonde en perspective
L’identification biométrique promet des changements significatifs dans les rapports entre les populations togolaises et l’État. Selon les autorités togolaises, le Numéro Unique d’Identification (NIU) devrait être un outil essentiel dans le soutien aux couches défavorisées, améliorant ainsi des programmes sociaux tels que le programme d’assistance et de transfert d’argent aux ménages vulnérables, le programme NOVISSI (ndlr : entraide, en langue locale) lancé en pleine crise de la Covid-19. Ce programme a souffert de la garantie d’identification des bénéficiaires, entraînant à tort ou à raison certaines couches cibles, à son lancement, avant d’être amélioré grâce à l’intelligence artificielle, entre autres. C’est donc pour le gouvernement un exemple concret des avantages d’une identification fiable des populations et un argument de plus pour construire des infrastructures publiques numériques performantes.
Sur le plan socio-économique, les experts sont aussi unanimes : l’identification biométrique va profondément impacter la vie socio-économique des citoyens et résidents. Le Dr Djagri Tindjo estime que « l’administration publique togolaise pourra faire le suivi administratif du citoyen, faciliter l’accès aux services de santé, à l’assurance maladie universelle et au ciblage des bénéficiaires des aides dans le secteur social (programmes de filets sociaux, transferts monétaires…), réduire les fraudes dans le secteur financier. » Olivier Kouete, l’expert en architecture logiciel va dans le même sens. Pour lui, les champs d’utilisation de cette base de données sont énormes et beaucoup de services publics et privés peuvent être proposés et améliorés grâce à la fiabilité des informations recueillies. « Il est compliqué et cher pour nos populations de se faire soigner. Or, avec les identifications personnelles, les services publics peuvent être offerts comme l’Assurance Maladie Universelle, l’Assurance retraite, etc. », explique cet expert. Les individus qui n’ont aucune preuve d’identité sont souvent exclus de l’accès aux services publics et même privés, et l’absence de moyens d’identification sûrs laisse libre court souvent à des dérives comme la fraude, révèle l’expert.
En permettant à chaque citoyen d’avoir un accès facilité aux services publics et privés, le Togo pourrait suivre l’exemple des pays comme le Zimbabwe. En effet, suite à la mise en place d’un système biométrique et à la réalisation d’un audit en 2020 par la Commission de la fonction publique, en partenariat avec la Banque mondiale, environ 3 000 « travailleurs fantômes » ont été identifiés et retirés de la liste de paie. Cette action a entraîné des économies financières significatives pour le pays, fait observer Dr Tindjo de l’Université de Lomé.
Sur le plan politique, ces numéros d’identification unique (NIU) vont permettre, ajoute Dr Tindjo « de simplifier la mise à jour du fichier électoral, de réduire les fraudes électorales massives, souvent sources des crises socio politiques. »
Pour mener à bien ce vaste chantier, L’ANID a prévu des campagnes de sensibilisation et de test de grande ampleur pour présenter les avantages du projet e-ID. En effet, le consentement libre et éclairé des citoyens sera primordial lors de la collecte des données. Selon l’article 13 de la loi relative à l’identification biométrique des personnes physiques au Togo, l’enregistrement biométrique n’est pas une obligation pour les citoyens. Cependant, l’obligation pèse sur l’administration de porter les NIU sur les actes qu’ils délivrent aux citoyens dans le cadre des services qu’elle leur rend.
Phase Pilote et enregistrements de masse
En prélude à la campagne d’enrôlement biométrique à l’échelle nationale, l’Agence nationale d’identification (ANID) déploie en premier la phase pilote du projet baptisé “Proof of Concept », la preuve du concept. Selon les explications du commandant Silété Devo, directeur général de l’ANID, cette opération vise à « faire un test, pour savoir comment ces équipements se comportent en situation réelle sur le terrain, dans les conditions réelles opérationnelles. »
Démarrée le 4 octobre 2023, cette phase pilote prévoit d’enregistrer au moins 2000 personnes sur l’ensemble du territoire togolais, sur une période de 30 jours et avec des quotas définis par région. L’objectif, précise le DG de l’ANID, est de « constater ce qu’il faut améliorer pour éviter les très longues files d’attente en situation réelle et mettre à jour la stratégie d’enrôlement. » Les équipes techniques qui ont travaillé sur les aspects technologiques du projet pourront ainsi observer le comportement concret du système et des équipements sur le terrain. Dans l’un des centres de test dans la banlieue nord de la capitale, l’opération a été plutôt réussie. Adamou Kondou, un octogénaire, témoigne à sa sortie de l’identification : « quand je suis venu, ils m’ont vite reçu et ils m’ont délivré le récépissé. J’en suis très content. »
Pour un enregistrement de masse réussie, l’ingénieur Olivier Kouete, également administrateur de réseau informatique, préconise de « miser sur la mobilité des équipes d’enregistrement. » L’homme a récemment contribué à une telle opération en Côte d’Ivoire, avec l’utilisation de tablettes spécifiquement conçues pour les relevées de données biométriques de populations. Ce qui est d’ailleurs prévu également par l’ANID. Pour cette dernière, les premières remarques des consultations du public et des séances de sensibilisation avec les différentes parties prenantes permettent de constater qu’il y a de l’engouement. « Cela laisse à penser que l’opération réelle qui va se lancer très prochainement, sera beaucoup suivie par nos compatriotes » estime le commandant Devo.
La Sécurité et la protection des données, un enjeu crucial
En matière de sécurité, qu’elle soit physique ou numérique, “le risque zéro n’existe pas”, ont l’habitude d’avertir les spécialistes. Dès lors, il est aisé de comprendre qu’au-delà de l’adhésion des populations, l’un des principaux défis du projet e-ID Togo est d’en assurer la sécurité ; l’accessibilité de la base de données biométriques à certaines administrations ou entreprises privées requiert un contrôle fin des accès pour prévenir les utilisations inappropriées. Assurer donc la sécurité et la protection des données. C’est d’ailleurs un point crucial que souligne Dr Richard Djagri Tindjo. L’Enseignant-chercheur à l’Université de Lomé en développement et changement social alerte : « tout en ne perdant pas de vue que la biométrie n’est pas infaillible, il est important de connaître ses limites et de disposer de conditions économiques et juridiques pour une meilleure sécurisation et protection de la vie privée des citoyens. Le mauvais usage ou le détournement de telles données peut alors entraîner des conséquences graves sur le citoyen et la souveraineté du pays. »
Abordant la question, l’ingénieur en télécommunications, architecte logiciel et administrateur de réseau informatique se veut rassurant. « La stratégie de la collecte des données est importante », explique Olivier Kouete. Il revient sur la fiabilité de la biométrie. L’expert précise que « même s’il s’agit par exemple de données d’une photo, l’information finale qui est sauvegardée n’est pas l’image initiale, mais des modalités, à tel point de minimiser le risque d’exposition de ces données. » Ce qu’il recommande, c’est de relever le niveau de sécurité des systèmes d’information comme les data centers qui hébergent ces données.
Et pour cause, la confiance des citoyens dans le système dépend de l’assurance que leurs données resteront intactes et ne seront pas exploitées à des fins préjudiciables. Pour relever ce défi, il est impératif de mettre en place des mesures de cybersécurité robustes, conformes aux normes internationales, afin de garantir l’intégrité et la confidentialité des informations sensibles. Dr Richard Tindjo recommande alors que l’État respecte des principes clés. Ces principes incluent « la limitation de l’utilisation des informations à des fins spécifiques, la nécessité et la pertinence des données collectées, une durée de conservation définie, la garantie de la sécurité et de la confidentialité, et le respect des droits des individus. » En outre, l’ingénieur Kouete insiste sur la mise en place d’une architecture qui prévoit de différents niveaux d’accès, en fonction des besoins et des acteurs appelés à se connecter à ces données. Car « le maillon le plus faible détermine le niveau de sécurité d’une infrastructure », ajoute-t-il en insistant que les différentes composantes soient dotées du même niveau de sécurité. »
L’anticipation, le socle rassurant
Le gouvernement togolais a mis en place un cadre juridique solide visant à assurer la sécurité des données collectées au Togo sur des populations. Ce cadre inclut des lois telles que celle sur la cybersécurité et la lutte contre la cybercriminalité, ayant conduit à la création de l’Agence Nationale de la Cybersécurité (Ancy). De même, des réglementations sur la protection des données personnelles ont fait instaurer une instance de protection des données à caractère personnel (IPDCP). De plus, la loi sur l’identification biométrique des individus au Togo a donné naissance à l’Agence Nationale d’Identification (ANID). C’est donc un ensemble d’arsenal mis en place pour garantir l’émergence d’un écosystème sécurisé pour les infrastructures publiques numériques de manière générale.
L’ANID, l’acteur opérationnel de l’e-ID Togo, a d’ailleurs pour mission, entre autres, d’assurer des procédures transparentes permettant aux citoyens de consulter leurs données, avec un système qui trace tout accès à la base de données centrale. Du côté de la cybersécurité, le consortium Atos-Idemia intégrera des dispositifs de pointe pour protéger les données biométriques sensibles, rassure les acteurs impliqués dans la mise en place du projet. La plateforme MOSIP adoptera une approche « security by design » avec une architecture réseau sécurisée, un chiffrement des données, une authentification renforcée des accès et des tests d’intrusion réguliers sont des couches de sécurité prévues.
Améliorer le quotidien de tous
C’est une promesse que le Dr Richard Djagri Tindjo ne perdra pas de vue. Le chercheur en développement et changement social, également spécialiste des nouvelles technologies, estime que « l’identification biométrique des populations va renforcer les rapports entre les populations et les services publics une fois que l’ensemble des Togolais pourra désormais prouver son identité. » Il estime que « pour que ce programme soit inclusif et bénéficie à tous les Togolais sans exception, il faut mettre en réseau les services fournisseurs d’identité et les utilisateurs d’identité. » Il précise que le plus souvent les services fournisseurs d’identité sont ceux qui fournissent des documents d’identification tels que l’acte d’état civil, le jugement supplétif, la nationalité, le passeport, et la carte d’identité nationale, et les utilisateurs d’identité sont les services publics en charge de l’immatriculation des fonctionnaires, de la santé (formation sanitaire, assurances, organismes sociaux), de l’éducation, du social, les services commerciaux (banques, institutions de microfinance et les opérateurs de télécommunication).
Mais il est aussi conscient et sensibilise sur les éventuelles dérives de l’identification biométrique. « Il faut s’assurer que les données personnelles, surtout des acteurs politiques, de la société civile, d’un simple citoyen, des activistes qui dénoncent la mauvaise gouvernance, ne soient pas utilisées à des fins de discrimination et de stigmatisation. » L’Enseignant-chercheur finit sur une note d’espoir en déclarant : « ces initiatives sont à encourager puisque ces infrastructures publiques numériques facilitent les échanges, les demandes d’information à distance, les transactions, l’accès aux informations et aux documents d’identité, ce qui n’était pas possible il y a quelques années. » Par la même occasion, il plaide pour que les gouvernants s’assurent de faciliter la connexion des populations à ces IPN, ces populations qui souvent ont un niveau de revenus assez faible pour se payer des frais d’internet. Ce qui justifie le choix de multiples moyens d’accès dont ceux ne nécessitant pas d’internet, par exemple pour l’interaction entre les populations et une IPN.
Le projet e-ID Togo, malgré ses défis, est déterminant pour le développement des infrastructures publiques numériques du pays. Il ouvre la voie à une administration plus efficace, à une prestation de services améliorée, et à une inclusion sociale accrue. Avec un accès simplifié aux services, le Togo peut réaliser des avancées significatives dans les domaines de la santé, de l’éducation et du bien-être général de sa population. En avril dernier, à la veille de la fête de l’indépendance du pays, le président de la République est revenu sur l’intérêt de l’identification biométrique dans sa politique socio-économique. Faure Gnassingbé a laissé entendre que « pour servir quelqu’un, il faut le connaître. C’est pourquoi nous voulons offrir une identité à chaque personne, afin de réussir notre politique sociale. »
***Ce rapport à été produit dans le cadre de la bourse de journalisme sur les IPN organisée par la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest et Co-Develop
Clément Gado